par Marc Le Fur
Député des Côtes d’Armor
Vice-Président de l’Assemblée nationale
250 000 morts, pas une famille épargnée et ces noms qui s’égrènent sans fin sur le monument aux morts de chacune de nos communes ; un grand monument érigé à Sainte-Anne d’Auray qui recence chacun de ces hommes dans la fleur de l’âge, paroisse par paroisse, canton par canton dans cinq départements bretons. C’est aujourd’hui ce qui nous reste de cette immense tranchée dans l’histoire qu’est la première guerre mondiale.
Le 90ème anniversaire de l’armistice de 1918 est un des premiers anniversaires sans poilu. Il n’existe plus de témoin direct et c’est là que ce fait le passage de la mémoire à l’histoire. Pourquoi s’interdire une réflexion sur le poids de ce premier conflit mondial sur l’histoire de la Bretagne ?
Pour mieux comprendre l’importance de cette guerre pour la Bretagne, il faut revenir 44 ans en arrière. En 1870, alors que Paris est assiégé par les troupes du Roi de Prusse, Léon Gambetta préfère laisser l’armée de secours venue de l’Ouest pourrir dans le camp de Conly au Mans plutôt que de lui devoir la victoire. On préfère alors la défaite sans les bretons plutôt qu’une victoire qu’on leur devrait, ne serait-ce qu’en partie.
C’est à l’aune de l’affaire du camp de Conly en 1870, qu’on mesure l’importance que peut avoir la première guerre mondiale dans l’histoire bretonne et dans le regard que porte la Nation française sur le peuple breton. Non seulement, les Bretons ne se révoltent pas contre la République en guerre comme le feront les Irlandais face aux anglais en 1916 mais ils sont loyaux et constituent probablement les meilleurs troupes. Ces troupes sont si tenaces qu’elles sont souvent envoyées en première ligne, avec les Sénégalais et les Marocains. Ce fait provoquera de multiples polémiques plusieurs dizaines d’années plus tard mais il explique surtout le nombre de victimes bretonnes. En quatre ans, un mort sur six est breton[i]. 12% des pertes françaises sont bretonnes.
Il y a 90 ans, à la sortie de ce conflit inimaginable, certains Bretons pensent qu’après avoir payé le prix du sang à un tarif aussi élevé, la Nation française saura reconnaitre sa dette. C’est peine perdue. Il faudra attendre les marins de l’Ile de Sein et un conflit de plus pour que le Général de Gaulle soit sensibilisé à la question bretonne et pour qu’une fois de retour aux affaires, il engage la France dans la régionalisation.
90 ans après, la Bretagne, grâce à la régionalisation et à l’aménagement du territoire engagés par le général de Gaulle, est devenue l’un des moteurs économique et culturel de la Nation française. Il reste pourtant beaucoup à faire. Il faut mettre en cohérence les dimensions géographiques, historiques et administratives de la Bretagne, de Portsall à Clisson et de Pornic à Fougères. Il faut avancer dans la préservation et le développement des langues et cultures régionales en répétant inlassablement qu’il n’y a pas d’opposition entre notre identité bretonne et le fait d’être français. Dans les débats politiques qui seront les nôtres dans les moins à venir, sur notre organisation territoriale, sur nos langues régionales, breton et gallo, ayons à l’esprit ces poilus qui prononçaient leurs derniers mots en retrouvant leur langue maternelle au moment même où ils donnaient leur vie pour la mère patrie. Souvenons nous de celui qui fut sans doute l’un des plus grands d’entre eux : le poète Jean-Pierre Calloc’h, dit Bleimor, mort pour la France dans la boue au sud de Saint-Quentin, le 10 avril 1917, un mardi de Pâques, à 28 ans. Un an auparavant, il écrivait en breton :
Me zo er Gédour braz én é saù ar er hleu.
Goud e hran petra on ha me oér petra hran :
Iné Kornog, hé douar, hé merhed hag hé bleu,
Oll kened er bed é, en noz-man, e viran.
« Je suis le grand Veilleur debout sur la tranchée,
Je sais ce que je suis et je sais ce que je fais :
L’âme de l’ Occident, sa terre, ses filles et ses fleurs,
C’est toute la beauté du Monde que je garde cette nuit. »
[i] Gilbert LE GUEN, Histoire de la Bretagne, Privat, 1987, p. 490